Morel's Panorama

Un article de Nezumi.

Morel's Panorama, œuvre multimédia du plasticien japonais Masaki Fujihata, réalisée en 2003.

Le nom même de cette réalisation fait référence directe à Bioy Casares et son livre célèbre L’Invention_de_Morel.
Elle a été produite initialement en 2003 pour le Yamaguchi Center for Arts and Media au Japon.

Lorsque le spectateur pénétre dans l’espace où Morel’s Panorama est installé, il voit d’emblée la figure classique du panorama, une vaste image cylindrique. Mais il la voit comme de l’extérieur, et il ne sait pas que jamais, ou presque jamais, il parviendra à la place idéale du regardeur qui serait au centre de son cylindre.

Morel’s Panorama est un environnement multiple. Il y a d’abord le jeu des cylindres, se dédoublant, s’emboîtant sur un même axe vertical, en perpétuels mouvements, tournant sur eux-mêmes, se mettant en cônes, naissant de rien pour grandir, parfois à l’excès, et dans lesquels le regardeur reconnait son image, au présent. Cependant, ces cylindres ne sont pas de purs miroirs. Ils sont visibles tout en restant extérieurs à eux, ils se donnent à lire plutôt qu’en spectacle. Car à cette immersion mentale, opposée à l’illusion ordinaire du panorama, s’adjoint une immersion directement visuelle, d’ailleurs soulignée par un son spatialisé, qui ne doit paradoxalement rien au cylindre panoramique mais qui résulte de l’espace de la galerie lui-même.

Les images panoramiques apparaissent par le jeu d’une projection perspectiviste classique, celle de l’espace virtuel dans lequel ils se construisent. Cette projection occupe la totalité du mur du fond de la galerie, dont tous les murs sont blancs. L’espace est donc constamment baigné de lumière réfléchie et, lorsque les cylindres viennent à se dilater à l’extrême, comme dans un mouvement de vague, ils envahissent la pièce entière de leur clarté.

Ce panorama tient à la fois de la transparence et de l'opacité. Transparence d’une figuration limpide, évidente, directe, mais aussi transparence effective des écrans cylindriques qui sont visibles aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. On peut aussi parler d'opacité aussi, comme l’opacité fondamentale d’un miroir, d’une image pleine, d’une représentation, dans l’artificialité avouée de sa fabrication. Opacité est le mot que l’historien et philosophe de l’art Louis Marin retient pour désigner une qualité de la peinture. Cette qualité est celle de résister à une transparence illusoire où s’effacerait le processus de représentation, de s’affirmer au contraire comme image capable de faire que l’œil s’y arrête véritablement et la reconnaisse en tant que telle.

Mais le mystère ne s’arrête pas là, il constitue ce que Masaki Fujihata désigne comme étant un « casse-tête chinois », un jeu impossible de manipulation et de décryptage topologique. Il y a au centre de la galerie un petit cylindre noir, planté sur un pied, que tout le monde peut prendre spontanément pour un micro. Cette ressemblance, cette méprise puisqu’il s’agit en fait d’une caméra, n’est pas fortuite. Cette caméra, dont le capteur optique est un miroir, a ceci de singulier qu’elle rejette le point de vue dans le virtuel et qu’elle interdit d’être « derrière la caméra ».La dénomination, « celui qui est derrière la caméra », typiquement associée à l’histoire de la photographie, du cinéma ou de la télévision, est constamment utilisée pour désigner l’auteur des images, pour valoriser aussi bien son objectivité que sa subjectivité.

Dans cette installation, à la double perspective spatiale, celle des panoramas et celle de l’espace de projection, correspondent de multiples perspectives temporelles, des temps distincts mais imbriqués les uns dans les autres. C’est là le point de rencontre le plus prégnant entre le roman et l’installation. Gilles Deleuze désigne comme « nappes de passé » ces images qui ont rejoint le virtuel mais qui participent au réel au même titre qu’un présent qui passe. Dans le roman, Morel évoque l’« influence de l’avenir sur le passé ».

S’il a produit des pièces centrées ouvertement sur l’interactivité en images (par exemple Beyond Pages, 1996) Masaki Fujihata se déclare par la suite méfiant à l’égard d’une situation interactive dont il constate que le visiteur ne peut pas véritablement l’assumer. Pour autant, il conserve à ses œuvres une interactivité intrinsèque qui fait, dans un apparent paradoxe, de l’interactivité un spectacle. Au demeurant, même si l’on n’y reconnaît pas d’emblée des interfaces, Morel’s Panorama implique par excellence la place du spectateur et est bien une œuvre-interface. Avec cette installation, on assiste non pas à l’effacement de l’auteur ou à sa négation mais au contraire à son apparition dans l’image, du même côté du miroir que le regardeur.

Voir aussi Les films d' Ann ; le cinéma de Nezumi; les Artistes contemporains / Randonnées dans les Pyrénées

Voyages : les merveilles du Japon; Les temples et des montagnes du Népal